14. Les yeux de Médousa
Cela faisait trois jours que Béorf et Médousa partageaient la même cachette. Ils n’étaient pas sortis une seule fois de la grotte. Dans cet entrepôt de nourriture, le garçon avait suffisamment de provisions pour survivre plusieurs semaines. La jeune gorgone se contentait majoritairement d’avaler les insectes qu’elle trouvait dans la caverne. Ce régime ne lui plaisait pas trop. Elle aurait préféré plus de cafards et moins d’araignées.
Des orages violents et de fortes pluies les confinaient dans ce lieu peu confortable. Ils discutaient beaucoup, Béorf avait raconté à son amie sa vie dans la forêt, son quotidien avec ses parents et ses jeux avec les abeilles. Plus le temps passait, plus Béorf appréciait Médousa. Il n’avait pas souvent eu l’occasion de se faire des amis, et cette rencontre emplissait son cœur d’un bonheur qu’il n’avait jamais connu auparavant. La jeune gorgone était douce et attentionnée, calme et placide.
Béorf avait fabriqué, avec de la paille et de petits morceaux de bois, une charmante poupée représentant Médousa. Pour le remercier, la gorgone l’avait tendrement embrassé sur la joue. Béorf aurait voulu que ce séjour dans la grotte ne finisse jamais. Il se sentait respecté et aimé. Très vite, il était tombé amoureux. Les paroles de Médousa résonnaient comme une douce musique à ses oreilles. La nuit, ils dormaient dos à dos pour se réchauffer. Le gros garçon vivait dans une allégresse sans fin. Les heures passaient comme des minutes ; les journées, comme des heures.
Le matin du quatrième jour, Médousa demanda à Béorf s’il savait pourquoi le sorcier s’intéressait tant à Bratel-la-Grande.
— Oh oui, je le sais ! répondit-il en s’empiffrant de noisettes. Il est à la recherche d’un pendentif. Mais ne sois pas inquiète, jamais il ne le trouvera !
— Pourquoi ? fit la gorgone, étonnée par le ton convaincu de son ami.
— Parce que je l’ai bien caché ! affirma Béorf, très fier de lui. Je ne sais pas ce que ce pendentif représente pour l’homme-serpent, ni quels sont ses pouvoirs. Il m’a bien raconté une histoire là-dessus, mais je n’en crois pas un mot. Les nagas sont des êtres dont il faut se méfier. Ils sont rusés et menteurs.
Médousa réfléchit un instant et dit :
— Mais si nous avions cet objet, nous pourrions l’utiliser contre lui ! Je connais un peu la magie et si je pouvais voir le pendentif, cela nous aiderait peut-être à comprendre ses pouvoirs.
— Je crois qu’il est plus dangereux de l’avoir en notre possession que de le laisser là où il est, bien caché. Je pense que Karmakas est capable de sentir la présence de cet objet et, en très peu de temps, nous l’aurions sur le dos.
— Oui, tu as raison, mon ami, répliqua Médousa. Je suis quand même curieuse de savoir où tu as bien pu mettre ce pendentif afin qu’il ne le retrouve pas.
— J’aimerais bien te le dire, mais je ne le ferai pas. Si jamais tu étais capturée, Karmakas te torturerait pour t’arracher le secret.
Vexée, la jeune gorgone lui tourna le dos. Puis elle déclara :
— De toute façon, s’il me capturait, je serais immédiatement tuée pour t’avoir aidé à t’enfuir. Je comprends que tu désires garder ce lieu secret… Mais je croyais être ton amie. Chez moi, nous disons tout à nos amis. Tu as peut-être raison de ne pas me faire confiance. Je ne suis qu’une méchante gorgone après tout !
Béorf, confus et mal à l’aise, répondit :
— Mais oui, tu es mon amie ! Et même ma meilleure amie ! C’est pour te protéger que je ne veux pas te dire où j’ai caché le pendentif.
— Excuse-moi, finit par dire Médousa. Je sais que tu fais cela pour mon bien. Je suis trop curieuse. Je t’admire tellement ! J’aurais aimé savoir quelle ruse tu as trouvée pour empêcher le sorcier de retrouver son pendentif, c’est tout.
Le gros garçon, touché par ce compliment, s’approcha doucement de son oreille.
— Très bien, je vais te le dire ! Ce sera notre secret. Lorsque j’ai caché le pendentif, je n’avais pas encore rencontré Karmakas. Mon ami Amos m’avait dit que quelque chose ou quelqu’un de très puissant était à la recherche de cet objet. Après son départ pour le bois de Tarkasis, quand je me suis retrouvé seul, j’ai pensé à un endroit où personne n’irait le chercher. Je l’ai caché dans le cimetière de Bratel-la-Grande. Il y a là des milliers de tombes et des dizaines de caveaux. C’est un véritable labyrinthe et ce ne sont pas les cachettes qui manquent. Le cimetière est à dix minutes de marche de la ville. Je me suis dit que les gorgones n’iraient sûrement pas interroger les morts et j’ai eu raison. Je suis certain que le sorcier ne pensera jamais à fouiller cet endroit !
Médousa sourit tendrement.
— Merci de ta confiance, mon ami. Je ne révélerai ce secret à personne. Mais si je peux me permettre de te poser encore une question, où l’as-tu caché dans le cimetière ?
— J’aime mieux garder ça pour moi, répondit Béorf. C’est difficile à expliquer à quelqu’un qui ne connaît pas l’endroit. J’y suis souvent allé avec mes abeilles parce qu’il y a là des fleurs magnifiques, toujours pleines de pollen. Je te le montrerai plus tard si tu veux.
C’est à ce moment précis que Karmakas entra dans la caverne. Sa longue queue de serpent avait disparu et il se déplaçait maintenant sur deux jambes. D’un geste vif, il saisit Médousa et lui mit un poignard sous la gorge.
— Siii, il était temps ! Je vous surveille depuis trois, siii, depuis trois jours. Ma patience était, siii, était à bout. Maintenant, jeune béorite, tu vas, siii, tu vas aller dans ce cimetière et me, siii, me rapporter aussitôt mon, siii, mon pendentif. Sinon, siii, je tue ta copine. Une gorgone de plus, siii, de plus ou de moins, ça ne changera rien pour, siii, pour mon armée.
Médousa, sereine malgré la lame menaçante qui caressait sa gorge, intervint :
— Ne cède pas à ce chantage, Béorf, ne lui dis rien ! Si tu me sauves la vie, tu vas mettre en péril un tas d’autres personnes ! Laisse-le me tuer ! Lorsqu’il aura le pendentif, il nous tuera de toute façon. Sauve ta vie et tais-toi !
Béorf, muet devant la scène, ne savait plus quoi faire.
— Pense vite ! dit Karmakas en enfonçant lentement la lame de son arme dans la peau de la jeune créature.
La douleur fit hurler Médousa. Ne supportant pas de voir son amie souffrir, Béorf cria :
— Très bien ! Laissez-la vivre et je vous donne le pendentif ! Jurez-moi que vous ne lui ferez aucun mal !
— Je le jure, répondit le nagas. Je t’attendrai ici, siii, avec elle, pour être sûr que tu, siii, que tu reviendras. Va chercher mon, siii, mon pendentif et fais vite, siii. Je n’ai plus beaucoup de, siii, de patience en réserve.
Béorf se transforma en ours et sortit d’un bond de la grotte. Il courut à perdre haleine vers le cimetière de Bratel-la-Grande. Chemin faisant, il essaya de trouver une solution, une ruse qui lui permettrait de se tirer de ce pétrin. « Si Amos pouvait être là ! pensa-t-il. Lui, il trouverait un moyen pour garder le pendentif et sauver Médousa. » Une chose était cependant claire dans son esprit : la gorgone ne devait pas mourir et il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour la garder en vie, près de lui. Béorf aimait Médousa. Il se sentait même prêt à donner sa propre existence pour préserver celle de son amie.
Arrivé au cimetière, Béorf s’avança vers le caveau d’une importante famille de la ville. En déplaçant une pierre dont le mortier s’était effrité avec les années, il récupéra prestement le pendentif. Le béorite respira un peu, le précieux objet entre les pattes. Ses pensées étaient confuses et la peur de perdre Médousa le torturait. Il était piégé ! Le nagas n’avait aucune raison de leur laisser la vie sauve une fois qu’il aurait récupéré son bien. Béorf avait fait tout son possible pour que le sorcier ne retrouve pas le pendentif. Maintenant, il n’avait pas le choix : il devrait affronter la mort dignement en espérant la clémence de Karmakas. Sur cette sombre pensée, c’est le pendentif maintenant entre ses dents qu’il prit le chemin du retour.
Lorsqu’il arriva à la grotte, Béorf retrouva sa forme humaine. En sueur, devant le magicien qui menaçait toujours Médousa avec son arme, il dit :
— Voici votre pendentif ! Maintenant, laissez-nous la vie sauve. Si vous voulez vraiment tuer quelqu’un pour apaiser votre colère, prenez ma vie. Je vous l’échange contre la sienne. Laissez-la vivre car elle n’a rien à voir dans cette affaire. Cela se passe entre vous et moi !
Le magicien saisit le pendentif. Avec un rire monstrueux, il lança :
— Très bien, siii, je prends ta vie et, siii, et je laisse Médousa vivre. Cet accord te, siii, te convient ?
Résigné, Béorf gonfla la poitrine et déclara solennellement :
— Oui, ma vie contre la sienne !
Le nagas semblait s’amuser follement. Il rangea son arme et dévoila la tête de Médousa.
— Tu vois, siii, ma belle enfant, fit-il, comme, siii, comme tout s’arrange pour toi !
La jeune gorgone serra le nagas dans ses bras et l’embrassa sur la joue.
— Tu m’avais dit que les béorites étaient stupides et sentimentaux. Tu avais bien raison ! Le faire parler a été un jeu d’enfant. Je n’aurais pas cru la chose aussi facile. Merci de ta confiance, père, je pense que j’ai bien joué mon rôle.
Béorf, bouche bée, n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Karmakas regarda le gros garçon et dit avec un affreux sourire :
— Je te présente ma, siii, ma fille Médousa. Toutes les gorgones sont, siii, sont mes enfants. Nous formons tous une, siii, une grande famille !
Après avoir replacé son capuchon sur ses yeux, la jeune créature s’adressa à Béorf :
— Croyais-tu sincèrement que tu étais devenu mon ami ? Je déteste les êtres poilus, ils me répugnent ! Tu empestes la bête mal lavée et je te trouve grotesque. Je ne t’aime pas, je te déteste. Si tu te servais plus souvent de ton cerveau que de ton estomac, tu aurais rapidement compris que je jouais la comédie. C’était tellement facile de te faire croire que j’étais ton amie ! Je n’ai aucun mérite, mon cher Béorf. Tu es si stupide !
Presque en larmes, le garçon répondit :
— Je t’ai vraiment aimée, Médousa. Et même si à présent je sais que tu m’as menti et que je vais mourir, jamais je ne regretterai les moments passés avec toi. Ce furent assurément les plus beaux de ma vie.
— TAIS-TOI ! cria la gorgone. Tu es pitoyable. Je vais te faire un cadeau, brave garçon. En échange de la ridicule poupée que tu m’as fabriquée, je vais exaucer un de tes vœux. Je vais, à l’instant, te laisser voir mes yeux. Ce sera la dernière chose que tu regarderas avant de te pétrifier à tout jamais.
Il serait dommage que je te prive de ce spectacle !
Médousa retira son capuchon, et Béorf ne songea même pas à tourner la tête, tant il désirait voir ses yeux. Ils étaient rouge sang. Au centre de ses pupilles, le béorite vit danser une lueur, un feu ardent. Incapable de bouger, il sentit sa peau se durcir. Une froideur envahit tout son corps. Juste avant d’être transformé en statue de pierre, Béorf eut le temps de dire tendrement :
— Tu as les plus beaux yeux du monde, Médousa.